mercredi 10 mai 2017

"Et elle a tendance à être triste et solitaire [...]. Je peux comprendre ça chez un adulte..." - Une vie après l'autre


" "La réincarnation, lui avait dit le Dr Kellet. En as-tu déjà entendu parler?" Ursula, âgée de dix ans, secoua la tête. Elle avait entendu parler de très peu de chose. [...] [Le Dr] portait un costume trois-pièces en tweed auquel était attachée une grosse montre de gousset en or. Il sentait le clou de girofle et la pipe et avait un air pétillant comme s'il s'apprêtait à faire griller des muffins ou à lui lire une excellente histoire [...].

Il lui offrit du thé qu'il prépara à l'aide d'une chose appelée samovar installée dans un coin de la pièce. [....] Le thé était noir et amer et n'était buvable qu'à l'aide de tonnes de sucre et du contenu de la boîte de biscuits Marie de marque Huntley and Palmer qui se trouvait entre eux sur la petite table.
[....]
"La réincarnation est au cœur de la philosophie bouddhiste", dit le Dr Kellet en tétant sa pipe en écume de mer. Toutes les conversations avec le Dr Kellet étaient ponctuées par cet objet, soit par la gestuelle - il la pointait beaucoup en la tenant soit par l'embout soit par le fourneau sculpté d'une tête de Turc (fascinant à lui seul) - soit par le rituel consistant à la vider, la bourrer, la tasser, l'allumer etc. "As-tu entendu parler du bouddhisme?" Non.
"Quel âge as-tu?
- Dix ans.
- Encore toute jeune. Peut-être que tu te rappelles une vie antérieure. Bien sûr, les disciples de Bouddha ne croient pas qu'on revienne sous les traits de la même personne dans les mêmes circonstances, comme tu en as l'impression. On avance, vers le haut, vers le bas, de biais à l'occasion, je suppose. Le but est d'atteindre le nirvana. Le non-être pour ainsi dire." A dix ans, il semblait à Ursula que le but devrait être l'être. " La plupart des religions anciennes, continua-t-il, adhèrent à l'idée d'une circularité - le serpent qui se mord la queue, etc."

(extrait de "Une vie après l'autre" de Kate ATKINSON, édition Livre de poche; Photo Altinok)

jeudi 4 mai 2017

"L'arbre dansait pour elle" - Une vie après l'autre


"Le premier printemps d'Ursula s'était déployé. Couchée dans son landau sous le hêtre, elle avait regardé les jeux de lumière dans les feuilles vert tendre lorsque la brise faisait délicatement osciller les branches. Les branches étaient des bras et les feuilles comme des mains. L'arbre dansait pour elle. Fais dodo, mon bébé, tout en haut de l'arbre, lui fredonnait Sylvie.
J'avais un petit arbre qui ne voulait donner qu'une noix de muscade argent et une poire d'or, chantant Paméla en zézayant.
[...]
Des branches nues, des bourgeons, des feuilles - le monde tel qu'elle le connaissait défila sous les yeux d'Ursula. Elle observa les changements de saison pour la toute première fois. Elle était déjà née avec l'hiver dans les os, puis vint la promesse vive du printemps, les bourgeons qui gonflent, la chaleur indolente de l'été, la moisissure et le champignon de l'automne. Elle vit tout cela du point de vue limité de sa capote de landau. Sans parler des embellissements quelque peu aléatoires apportées par les saisons - le soleil, les nuages, les oiseaux, une balle de cricket égarée dessinant silencieusement une courbe au-dessus de sa tête, un arc-en-ciel une ou deux fois, la pluie trop souvent à son goût. (On tardait parfois à la sauver des éléments.)
[...]
Le landau était dehors par tous les temps car Sylvie avait l'obsession de l'air frais, héritée de sa propre mère, Lottie, qui avait dans sa jeunesse séjourné dans un sanatorium suisse, passé ses journées assise dehors sur une terrasse, emmitouflée dans une couverture, à contempler passivement les cimes enneigées des Alpes."

(extrait de "Une vie après l'autre" de Kate ATKINSON, édition Livre de poche; peinture d'Akseli Gallen-Kallela)